Philippe Terrier Hermann
Esthétique de la domination par Jean-Max Collard

publié dans "pointligneplan, cinéma et art contemporain" Ed. Léo Scheer

« Je n’ai pas d’intérêt pour les histoires, je préfère filmer des scènes. » Sans narration continue, sans psychologie des personnages, sans grande qualité technique particulière, sans aucun effet visuel non plus, sans grand intérêt au fond, le dernier film de Philippe Terrier-Hermann, Romans, est épouvantablement agaçant : sur fond de Villa Médicis, un groupe clairsemé de créatures de mode, jeunes gens beaux et glamours comme des dieux publicitaires, en costume Armani et robes haute couture, déambulent dans les jardins, les chambres et les couloirs de la résidence romaine. Visionnage fragmenté d’une poignée de gens beaux et riches, dans un enchaînement de séquences narratives toujours à double sens : en italien et à voix haute, il est question d’amour, mais, dans le sous-titrage en anglais, on parle d’argent et de « business-plan ». Sitcom de luxe donc, sorte d’Amour, gloire et CAC 40 (pour reprendre le titre d’un recueil d’articles de Jean-Charles Masséra), le film Romans est un mélange improbable de spéculations financières et de séquences sentimentalo-conceptuelles à la Antonioni, l’enfant bâtard du Nouveau Roman et du roman-photo.

Dès son premier film, Accident providentiel, cet énervement du spectateur moyen était déjà à son comble, avec le huis clos étouffant d’une petite jet-set internationale déprimée et recluse dans une ferme transformée en château. Un groupe d’amis et de relations privilégiées de l’artiste y font office d’acteurs, chacun parlant sa langue et représentant son statut social, du trader new-yorkais au jeune rejeton de l’aristocratie belge en passant par le banquier suisse-allemand. Un film intégralement sous-titré en anglais, dress code international oblige. Encore pouvait-on déceler dans ce Loft Story de luxe un supplément de sens : l’enfermement scénarisé d’une élite, le cri final d’un homme à l’étage supérieur, l’histoire d’une haute société prisonnière de son décor, prononçant avec détachement, comme si elle ne se comprenait plus elle-même, des citations de films consacrés à la bourgeoisie des années 70 (Providence de Resnais, Accident de Joseph Losey, l'Année dernière à Marienbad et l’inévitable Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel). Autant d’éléments trop dramatiques et sur-signifiants dont Philippe Terrier-Hermann s’est finalement débarrassé dans Romans, construit comme la bande-annonce d’une sitcom à valeur ajoutée, produit de luxe qui est à lui-même son propre film publicitaire.

Intercontinental présente…

Pour mieux comprendre le registre particulier de ces séquences filmiques, il faut sans doute rappeler qu’elles s’inscrivent dans un projet plus large de production d’images, mais aussi d’installations et d’objets réalisés par l’artiste Philippe Terrier-Hermann au sein de son agence Intercontinental. Entreprise fictionnelle dont il est l’employé et le P.D.G., « maison de prod » qui donne son nom à tout un ensemble d’expositions, de publications et de films, Intercontinental affiche d’emblée son « business-plan » : produire ce style résolument international dans lequel se donne à voir le nouvel esprit du capitalisme triomphant. Et donc en épouser les codes et le formalisme, être le « réservoir prod » d’un art d’aéroport tel qu’il s’incarne dans les espaces climatisés, les magazines de compagnies aériennes, les salons « Première » et autres zones de transit de Hongkong, Francfort ou Kennedy Airport.

Produit par Intercontinental, on trouve par exemple le parfum Terrier-Hermann, réalisé avec la collaboration d’un « nez » professionnel : un flacon en verre transparent inspiré de Chanel, fragrance basique, raffinée sans excès, produit standard de luxe pour les duty free shop de Paris à Dubaï. Il y a aussi des pierres vertes artificielles qui décorent certaines installations de l’artiste, bibelots japonisants (insignifiants, mais qui font style malgré tout), immédiatement reconnaissables et dont les prix fluctuent, comme à la Bourse, selon l’offre et la demande. Il y a encore une « robe haute couture en velours dévoré », un Mikado géant en céramique et des meubles de luxe, notamment une table basse en bois de Wengee aux angles droits et à la découpe très moderniste, produit dérivé du design des années 50.

Côté photographie, Intercontinental est enfin une banque de données visuelles : tantôt, ce sont des images typiquement publicitaires, mais sans logo ni objet à vendre, où des top- modèles se promènent dans une architecture moderniste de Mies van der Rohe à Barcelone, tantôt c’est l’album de famille de la jet-set, semi-documentaire objectif enchaînant le mariage en blanc au Cercle gaulois, la promenade en calèche au Tyrol, le sourire « Ultra Brite » d’un yuppie sur fond de City londonienne, en passant par la visite de ces autres non-lieux climatisés que sont les grands musées internationaux. Autrement dit, pas du reportage, plutôt une suite de clichés, « points de vue-images du monde » sur la haute société, offrant aux sphères du pouvoir et de l’argent un miroir dans lequel elles peuvent à la fois s’admirer, se reconnaître, mais aussi s’imposer au reste du monde. Esthétique de la domination.

Quel statut ont donc les films de Terrier-Hermann au sein d’Intercontinental ? Sur le même mode, ce sont d’abord des séries de luxe, mélange de Dallas et d’AB Productions, films sans qualité mais à valeur ajoutée. À l’image d’Executive Partner par exemple, discussion téléphonique entre une femme d’affaires japonaise et un homme dans un train. Un double plan fixe qui mélange les esthétiques toutes faites de la sitcom et du film d’entreprise, et dont on ne parvient pas à comprendre s’il s’y joue une rupture amoureuse ou une crise financière. Mélodrame capitaliste.

Des images sans qualité

Degré zéro du cinéma, du design et de la photographie… Philippe Terrier-Hermann pratique ainsi l’imitation plutôt que la création, il assimile et restitue plus qu’il n’invente : « Sur un plan purement créatif, mon travail est inintéressant, je ne cherche ni à innover, ni à trouver un style nouveau qui accroche, il n’y a rien d’outré chez moi, pas de caricature non plus… Je suis plutôt dans l`analyse et la reproduction d’un style déjà existant. » Il faut donc voir l’œuvre entamée par Terrier-Hermann à l’aune de ce principe d’absence totale d’intérêt esthétique. Né en 1970, PTH fait en effet partie d’une génération d’artistes qui affronte l’époque du tout-images et de la surproduction visuelle. Un constat qui amène nombre d’entre eux à refuser ou à éviter d’ajouter encore et toujours des images à celles qui se déversent dans le flux ordinairement ininterrompu des télévisions et de la publicité. Dans cette saturation générale, la position adoptée par PTH se situe à mi-chemin de la production et du ready-made : en reconstituant un style, avec ses codes, ses clichés et ses références, en refusant l’innovation visuelle au profit de l’imitation, il se place discrètement du côté de ceux qui ne produisent pas d’images nouvelles, tout en participant pleinement à cette industrie exponentielle. Un artiste sans qualité : dans cette perspective, PTH n’apparaît plus alors comme un créateur, il occupe davantage la fonction d’un employé de maison au sein de l’entreprise Intercontinental, œuvrant à la représentation de la haute société néo-libérale. « Pour comprendre mon attitude et mon refus d’innovation, il suffit de penser au nombre d’artistes contemporains dont les “trouvailles visuelles” viennent alimenter en idée les agences publicitaires. Et ne pas oublier non plus que la recherche de créativité esthétique est justement un outil du capitalisme et du marketing. »

Précisément, ses images, ses films, ses installations déco sont, à l’inverse, l’occasion de pointer les codes en vigueur, de relever les clichés dorés de la mondialisation version haute, d’épingler les signes du capitalisme tel qu’il se donne à voir aujourd’hui. Ces œuvres profitent en cela d’un effet ready-made : déplacées dans le champ de l’art, ces images pleines de gens beaux qui donnent envie d’acheter perdent leur fonction d’usage. Des publicités sans objet et qui n’ont rien à vendre, des bouts de sitcoms qu’on regarde comme les rushes d’un épisode pilote, des bibelots verts et vaguement nippons permettent à tout un chacun d’arrêter le flux des images, de travailler comme un sémiologue, de percevoir le décor et le style de vie dans lesquels se vend le néo-libéralisme, afin d’en suspendre la possible fascination. Car, à force d’images, il y a à l’évidence dans le travail de Philippe Terrier-Hermann une tentative pour épuiser de l’intérieur l’esthétique dominante ; ou tout au moins la figer, la rendre caduque, la vider de son sens.

Signes extérieurs de richesse

Participant à la propagation du style de vie néo-libéral, mais essayant dans le même temps d’en épuiser les artifices, l’artiste PTH est au fond un personnage ambigu, et qui cultive cette ambiguïté. La question est celle de son implication personnelle dans cette société privilégiée dont il révèle les codes et les clichés, de sa fréquentation et de sa prise de distance. En employant par exemple dans ses premiers films ou ses photographies des personnes de sa connaissance, PTH marquait son entrée en société, affichait ses liens personnels avec une jet-set néo-libérale, prenait l’avion avec elle de Gstadt à Vancouver. En retour, PTH donnera son nom à un parfum, à la façon d’Alain Delon ou de Paloma Picasso, gage d’une réussite sociale qui ne correspond pas vraiment à la situation courante des artistes. Autrement dit, par l’intermédiaire de son travail, PTH donne tous les signes extérieurs de richesse. « C’est vrai que mon travail laisse supposer une économie, un certain train de vie. C’est fou de voir la confusion que le public aime faire entre ce qui lui est donné à voir dans le travail et ses propres projections quant à l’identité de l’artiste. On m’a même parfois refusé une bourse parce qu’on pensait que j’étais riche ! En fait je m’emploie, par l’intermédiaire de mon statut d’artiste, et grâce à un réseau de professionnels et d’amis, à produire des pièces à des coûts minimes jouant beaucoup sur l’artifice. C’est aussi devenu une sorte de challenge que de réussir à produire un objet de luxe avec une totale économie de moyens. De plus, dans la mesure du possible, je produis tout moi-même, de la menuiserie au textile. J’ai profité de ma résidence d’artiste à la Villa Médicis pour faire mon film. Je produis en fait des simulacres de richesse. »

Mais le soupçon de haute bourgeoisie qui pèse sur le travail de PTH ne tient pas seulement à ses seuls aspects biographiques, il trouve aussi ses causes dans des motifs plus essentiels. Par le choix volontaire de l’artiste d’aller du côté des nantis plutôt que de photographier la misère du monde, et surtout par la très faible différenciation entre ces images et celles qu’on trouve dans la presse et la publicité, et donc par leur caractère éminemment récupérable, l’entreprise Intercontinental ne cesse jamais d’être douteuse, mais d’un doute qui fait aussi arrêt sur images, doute contaminant, propagateur, révélateur peut-être d’une entreprise généralisée de mystification médiatique. Tentative de fascination ou d’épuisement, ces images et ces films jouent donc dans la fréquentation du néo-libéralisme un double-jeu indécidable, entre participation et dénonciation.

Philippe Terrier-Hermann, parasite ou espion ?