Mamonaku mon amour (2003) de Philippe Terrier-Hermann,
ou Panoramique d’un chagrin annoncé.

De la filmographie de Philippe Terrier-Hermann, nous avons retenu Mamonaku mon amour (2003) non pas tant pour ses qualités indéniables d’hybridation stylistique avec les canons des manga shônen-ai1, ni encore moins parce que ce moyen métrage de 26 minutes est à la fois magistral et enamouré exercice de montage des chutes de vacances exotiques et faux-clip enchaînant nombre de lieux communs du tourisme nippon, de Tokyo aux îles Okinawa, le tout sur fond de déambulations d’un gracile Andy Gillet (avant qu’il ne se travestisse pour Eric Rohmer dans Les Amours d’Astrée et de Céladon) mutuellement amoureux de la caméra et dont flotte, pareil au chat carrollien du Cheshire avant sa mise à mort, le sourire semi-boudeur comme un logo indélébile aux eaux de l’archipel. Ce qui nous a ébranlé, c’est son réemploi à des fins narratives d’une figure passablement écornée du langage cinématographique qui, d’ouvrir et de clôturer le film, est une des plus belles concrétisations qui soit au cinéma de cette expression de Shakespeare sur le temps lorsqu’il est « hors de ses gonds »…
Partant du principe que le cinéma définit un système de description de figures, mais celles-ci toujours en train de se faire et de se défaire, par le mouvement de lignes et de points pris à des instants quelconques de leur trajet, Philippe Terrier-Hermann joue d’emblée de cette dynamique du filage de plan, le film s’ouvrant en effet sur un ample mouvement giratoire de la caméra posée sur la plage du Lido2. L’appareil panoramiquant à une allure lestement s’accélérant, fait littéralement dé-filer la scène la circonscrivant. C’est qu’il s’agit par cette captation comme affolée, de se défaire du « paysage » de la tradition qui renvoie toujours à une vision plus lointaine, à un espace paradoxalement plus optique. Alors surgit le « tableau » dont, pour Deleuze et Guattari, la loi est d’être fait de près, bien qu’il soit vu de loin, relativement : « Cézanne parlait de la nécessité de ne plus voir le champ de blé, d’en être trop proche, se perdre, sans repère, en espace lisse »3. S’identifier aux espaces-temps lissés, non euclidiens est toujours lié à une double modalité esthétique : vision rapprochée et variation infinie, par modulation et déploiement du continu. C’est là ce qui est propre à ce plan d’ouverture : délivrer en un même mouvement fluide, rapproché en même temps que modulé (selon les accidents de la capture filmique : un buste de baigneur qui passe, une jambe d’enfant glissant sous la serviette) pour déployer une surface haptique (non plus optique), à la fois affect et effet de matériau filmique – pure aeffecterie stylistique.
Là n’est pas le seul intérêt. En effet, le spectateur averti se remémorera les plans de clôture du film de Luchino Visconti, Morte a Venezia (1971) où l’affété von Aschenbach/Dirk Bogarde terrassé par une apoplexie s’effondre sur sa chaise longue, parmi les pâles aristocrates et leur progéniture au maillot rayé. Sa dernière vision sera celle de la silhouette de Tadzio/Björn Andrésen, grise silhouette à la Giacometti tremblotant sur le miroitement aveuglant de la Méditerranée. On se rappelle également un autre film le précédant de quelques années : Un homme et une femme (1966) de Claude Lelouch où, de même sur une plage, le couple formé par Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant s’enlace, la caméra, d’un mouvement leste d’enroulement, les enveloppant en une composition figurative qui n’en rappelle pas moins Le Baiser de Rodin ! Toutes deux évocations permettent un renvoi à ces « formules de pathos » (Pathosformeln) dont Georges Didi-Huberman en a résumé le forgeage conceptuel par Aby Warburg comme « mouvements fossiles » : le Leitfossil serait à la profondeur des temps géologiques ce que le Leitmotiv est à la continuité d’un développement mélodique, à savoir une ténacité des formes en dépit des tectoniques de plaques. Le Leitfossil permet l’évocation de la survivance en tant que mémoire psychique capable de « prise de corps » (Verkörperung) ou de « cristallisation », en ce cas gestuelle, et de rendre compte d’un temps stratifié à l’œuvre dans le présent même des mouvements expressifs. Pour reprendre les termes mêmes de Georges Didi-Huberman, « Mouvements fossiles ou fossiles en mouvement : nous ne faisons que parler du symptôme au sens freudien. Quand un symptôme survient, en effet, c’est un fossile – une « vie endormie dans sa forme » – qui se réveille contre toute attente, qui bouge, s’agite, se démène et brise le cours normal des choses »4.
Formule pathétique, le plan d’ouverture l’est sans aucun conteste tel que Warburg l’a défini de façon lapidaire : « dynamogramme déconnecté ». Dans un même mouvement d’appareil, en effet, sont conjuguées d’une part, la survenance d’une crise, à savoir la fin d’une passion amoureuse à laquelle fait écho l’effondrement du compositeur viscontien dont la chaise longue est à la place même qu’occupe le trépied de la caméra, avec sous ses yeux selon toute vraisemblance une vue identique sur le front de mer ; d’autre part, la survivance d’un éternel retour dont témoigne l’empreinte fossile qu’est cet enlacement rodino-lelouchien filmé sur la plage de Deauville avec toute la célérité circulaire y associée et surtout en tant qu’élément disjoint de son terreau de départ (le film de 1966 et la sculpture de 1889) et de sa symbolicité d’origine (les retrouvailles de Duroc/Trintignant et Gauthier/Aimée et le motif de la Porte de l’enfer). N’oublions pas que ce qui est appelé « fossile » n’est après tout que la coquille évidée d’un organisme et dont des matières sédimentées ont comblé de l’intérieur la forme béante creusée à la disparition de l’animalcule depuis longtemps disparu… Autrement dit, sont liées en ce plan inaugural l’énergie présente du geste et l’énergie antique de sa mémoire. Georges Didi-Huberman aime alors à évoquer la nature fantomatique du geste lorsqu’il écrit : « c’est un mouvement revenant qui fait danser le présent, un mouvement présent moulé dans l’immémorial. Bref, un fossile fugace »5.

1 Le terme shôjo désignant la « jeune fille », le shôjo manga est plus particulièrement destiné aux adolescentes avec des récits sentimentaux tournant autour de leur vie amoureuse et mettant en scène des personnages masculins au profil un tant soit peu plus gracile que chez leurs alter ego shônen à usage majoritaire des garçons. Les histoires d’amour homosexuelles y sont une thématique étrangement récurrente, se déclinant selon les canons génériques du shônen-ai, littéralement « amour entre jeunes hommes ». Subterfuge narratif permettant aux lectrices d’aborder un univers fantasmatique où elles peuvent s’identifier à un personnage masculin aux privilèges socioculturels dont elles sont dépourvues. On parle aussi de YAOI pour désigner ces productions graphiques – en fait, un acronyme pour YAma nashi, Ochi nashi, Imi nashi, signifiant « aucun climax, aucun sujet, aucun sens » et terme soulignant l’absolue gratuité de ces récits qui n’ont pour but que de représenter les relations amoureuses entre people d’un rêve d’archipel hyper-urbanisé…
2 Signalons la bande à collages sonores des Troublemakers, mixant aux tempi lents violonés, l’indignation post-révolutionnaire de Jean-Pierre Léaud, – qui déclare « À chaque fois que quelque chose a bougé dans ce monde ça a toujours été pour le pire » (extrait de Liberté, la nuit de Philippe Garrel), – et la complainte de Bessie Smith qui nous gouale en boucle : « My man got a heart like a rock cast in the sea » – et par ailleurs sous-routine allégorique du récit.
3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Les Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 615.
4 Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Les Éditions de Minuit, Paris, 2002, p. 338.
5 Ibid., p. 339.

Eric Dumont, Panoramique d’un chagrin annoncé. L'art même, Bruxelles, 2009